France’s Media Funding Landscape (En français) (Newsletter 020)

Pour clore cette année qui restera inoubliable pour une foule de mauvaises raisons, nous nous intéresserons au journalisme et au financement en France.

Nous interviewons toujours des personnalités de haut niveau (mais anonymisons leurs contributions afin de leur permettre de s’exprimer aussi librement que possible). Cette fois-ci nous sommes néanmoins ravis de pouvoir remercier Mme la Professeure Julia Cagé, dont les efforts pour élever le débat concernant la viabilité du journalisme ont été au cœur du débat public en France et ailleurs au cours de ces 5 dernières années. Nous avons apprécié particulièrement qu’elle nous ait accordé du temps aux derniers jours d’une campagne de financement participatif (réussie!) à haute visibilité visant à susciter l’implication des citoyens dans la propriété et la gestion du journal Le Monde !

À titre expérimental, nous proposons une traduction en français de ce bulletin d’information en anglais. Nous prions nos lecteurs francophones de se rappeler que le bulletin est écrit pour un public international, et que certaines références peuvent donc ne pas porter la même profondeur de nuance qu’une version spécifiquement française.

Ceci est notre dernière édition de 2020 – lorsque nous serons de retour au début de la nouvelle année, nous aurons des nouvelles passionnantes à partager sur l’avenir du Journalism Funders Forum. Si vous avez des commentaires ou des idées que vous souhaiteriez voir aborder par le FJF l’année prochaine, veuillez nous le faire savoir comme d’habitude – info@journalismfundersforum.com.

Poursuivez la lecture, prenez soin de vous et gardez la forme pour attaquer une grandiose année 2021,

Sameer et Adam

Image credit: INA. Illustration : Alice Durand

La France dispose (en apparence) d’un environnement médiatique relativement sain(bien que la presse soit en déclin), d’une culture journalistique profonde (bien que non antagoniste), de cadres légaux solides, renforcés par un soutien public régulier et un financement communautaire actif. Mais en grattant sous la surface, on décèle des problèmes au niveau de la liberté de presse, la concentration des médias et la dégringolade de la confiance, alors que la diversité des genres (voir également ceci et ceci), ethnique et de classes dans les médias demeure encore faible. Pour rendre justice à tous ces sujets, il nous faudrait trois éditions supplémentaires… C’est pourquoi, cette fois-ci, nous avons souhaité zoomer précisément sur l’aspect financier et la philanthropie, et c’est par là que nous allons commencer.

Si nous faisons un retour en arrière vers l’année 2009, en plein milieu de la crise financière, Frédéric Filloux, Professeur spécialiste des médias et entrepreneur, écrivait dans Slate France un article sur le thème du journalisme financé par les fondations, qu’il avait considéré comme étant un « modèle difficilement importable en France » (l’URL est moins policée avec son enchaînement « fondation-mythe-france »). Frédéric Filloux donnait cinq raisons à son scepticisme :

  • La France n’est pas assez riche pour déverser des dizaines de millions dans le journalisme, comme c’est le cas aux États-Unis.
  • Même si des fondations les finançaient, les principaux organes de presse devraient encore «retrouver une rentabilité, même marginale».
  • En France, la philanthropie est faible, en partie qui « s’explique par l’omniprésence de l’Etat. » Nous reviendrons sur ce point dans quelques instants.
  • Contrairement aux philanthropes des États-Unis qui apportent des financements et laissent les journalistes s’en débrouiller, (c’est peut-être là un léger excès de simplification), il accuse les mécènes français d’avoir pour but d’acheter de l’influence. Il fait remarquer de manière acerbe que « les mécènes français préfèrent l’illusion du pouvoir intellectuel à la grandeur du désintéressement ». (Il n’y a pas de consensus à ce propos (nombreux sont ceux qui, comme RSF, s’inquiètent d’une telle concentration des médias, mais le dernier Media Pluralism Monitor indique que le risque d’une telle influence éditoriale est extrêmement faible en raison des « remarquables protections dont jouissent les journalistes français (clause de conscienceet clause de cession) ».)
  • Enfin, il note que les finances nécessaires pour soutenir des salles de rédaction sérieuses à but non lucratif telles que ProPublica présupposent des dotations importantes de la part des fondations, ce qui s’avère difficile dans un environnement philanthropique 10 fois plus réduit qu’en Allemagne et 150 fois plus réduit qu’aux États-Unis à l’époque (même si le nombre de fondations françaises a énormément augmenté depuis 2000).
  • Mediapart, créée en 2008 en tant qu’organisme de presse indépendant financé par ses membres. Avec ses 150 000 membres, sa valeur de positionnement va en augmentant (il y a une bonne analyse sur Mediapart, parmi d’autres start-ups, dans cette étude du Reuters Institute) et sur son rôle dans le maintien du mouvement #MeToo à l’ordre du jour en France ici.)
  • Mediacités – Réseau sur 4 villes d’organes de presse locaux de journalisme d’investigation
  • Disclose, créée en 2018, est une start-up d’investigation gérée dans le but de lever des financements philanthropiques, pas en France, mais en provenance des fondations Open Society Foundations.
  • Rue89, créée en 2007 par des anciens journalistes de Libération sous forme d’une série de sites d’information locaux dans différentes villes, détenue actuellement par le magazine Le Nouvel Observateur (que mon professeur de Français avait l’habitude de me prêter quand j’étais adolescent).
  • Les Glorieuses (un bulletin d’information de presse féministe de 150 000 adhérents, financé par le Ministère de la culture). (Note personnelle : il est essentiel d’écouter le podcast féministe La Poudre).
  • LIVE Magazine (un organisme de journalisme en direct basé sur les évènements, qui s’est répandu au-delà de Paris et de la France, avec des succursales à Bruxelles et à Londres).
  • BastaMag ! (un magazine radical indépendant qui administre aussi un portail d’autres indépendants)
  • LOOPSIDER (un réseau vidéo apparu récemment dans la presse, après avoir exposé un cas choquant de brutalité policière a Paris).

Qu’est-ce que Frédéric Filloux entendait par omniprésence du financement étatique ? Si on fait le total des aides à la presse (en place depuis 1796), pour les médias de service public et l’AFP, selon les calculs faits par M. le Professeur Gilles Bastin dix ans plus tard, on obtient un montant équivalent à presque 6 milliards d’euros par an. Ce système de financement, indique Gilles Bastin, présente de graves faiblesses – dont les moindres ne sont pas le manque de transparence, la conscience de ce que l’accès audit financement n’est pas équitable, une culture de dépendance au lieu d’innovation et la suspicion que le soutien étatique pour certains médias, au lieu de renforcer le journalisme, est en fait en train de subventionner les bénéfices nets des actionnaires. Comme ailleurs, la majorité de la pression exercée en faveur de la réforme provient de ceux qui ont besoin d’innover pour survivre, comme les médias indépendants, sous la forme du SPIIL, le syndicat de la presse indépendante d’information en ligne.

Un rapport de 2017 du JFF d’Anne-Lise Carlo(ici une présentation de l’évènement de lancement) renforce nombre des critiques émises par Frédéric Filloux, pour qui la « philanthropie est associée, en France, au pouvoir et à l’influence » et que les « acquisitions de sociétés de médias se font […] afin de les utiliser pour servir des intérêts économiques d’une corporation ou d’un individu, plutôt que par égard au journalisme ».

Par conséquent, qui *finance* le journalisme en France, au-delà de l’État ?

Par qui commencer d’autre que par Google ? (Facebook le finance aussi, mais pas au même niveau). La France a constitué une ligne de front majeure dans la bataille entre les éditeurs et les plateformes concernant les droits d’auteur et les recettes, mais un nouveau compromis a été trouvé.

En 2013, le premier compromis avait pris la forme d’un Fonds pour l’Innovation Numérique de la Presse sur trois ans de 60 millions d’euros financé par Google, dirigé par l’ancien rédacteur en chef de Libération, Ludovic Blécher, et destiné à soutenir des projets innovants proposés par les membres de l’APIG, une association qui rassemble plus de 300 titres de premier plan. Blecher avait lancé en suite le Fonds pour l’innovation de Digital News Initiative (qui a distribué 20,1 millions d’euros à 75 projets en France) (deuxième place en importance après l’Allemagne), une version plus ouverte et à plus grande échelle, à portée européenne, du premier fonds, entre 2016 et 2019.

Au cours de ces dernières semaines, des informations sur un nouvel accord, (une fois de plus avec l’APIG) concernant les droits d’auteur, ont circulé, promettant l’équivalent d’environ 50 millions d’euros par an aux éditeurs français pendant trois ans, ce que Frédéric Filloux décortique ici, en notant, ironiquement que « le signe qui indique qu’il pourrait s’agir d’un accord équitable est qu’aucune des parties ne s’en vante ». Il reste encore à savoir si cela amènera ou non de l’innovation et de la transformation dans le secteur.

Au-delà de Google, eh bien, le paysage semble un peu vide. On nous dit que les investissements dans les projets médiatiques innovants d’intérêt public sont, eux aussi, plutôt rares et précaires. L’accélérateur média Tank Media, lancé dans un tel espoir il y a trois ans, a été forcé de suspendre son activité cet été, et a reconverti ses bureaux en espace de coworking pour le moment. C’est vrai que la start-up de presse vidéo Brutdispose de plusieurs investisseurs à profil supérieur mais dans une partie du marché bien autre que le secteur de l’intérêt public.

Les données publiques et uniformisées concernant les financements philanthropiques font défaut, Anne-Lise Carlo citait en 2017 tout juste 5 fondations (p13) qui finançaient le journalisme en France, dirigées par la tout sauf française Gates Foundation. La plupart de ces fondations, mentionnait-t-elle, soutiennent le journalisme par le biais de prix et de bourses au profit des personnes physiques, ou de la sensibilisation ou de l’éducation aux médias, plutôt qu’avec des financements axés sur le renforcement de l’écosystème ou qu’en s’attaquant à des problèmes structurels. Une fondation bien connue du FJF est la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, dont le siège se trouve en Suisse mais qui dispose également d’une base à Paris, et qui comprend la nécessité stratégique de financer l’écosystème des médias.

Ce guide de 2019 concernant les fondations qui ont engagé des dépenses en faveur des arts et de la culture (y compris la Fondation Carmignac et la Fondation Jean-Luc Lagardère) pourrait s’avérer utile comme point de départ d’échanges, voire même (sous réserve de la pandémie) de rencontres. D’après ce que j’ai pu discerner, il ne s’agit pas là d’un sujet que la Fondation De France, la plus importante fondation française, aborde (bien que le sujet ait été évoqué dans les commissions de son 50ème anniversaire, lors de la Conférence EFC 2019).

La philanthropie s’enracine profondément dans la culture française, comme l’explique M. le Professeur Arthur Gautier (pour en savoir plus, voir cette analyse pour ERNOP, ainsi que l’étude d’Edith Bruder 2015 EUFORI). Bien que la philanthropie française ait changé (et pris de l’ampleur) énormément au cours de ces dix dernières années, avec une augmentation du nombre de personnes s’attachant à promouvoir la recherche, l’évolution et l’innovation, elle poursuit sa lente progression sur le chemin du soutien aux médias et de la confiance en ce type de support, « au fur et à mesure ». Ce sujet n’a pas été abordé dans le rapport de 2020 de Mecenova sur les dépenses des fondations, ni lors du Forum ADMICAL Mécènes du mois dernier, par exemple, bien que le programme ait soulevé toute une série de questions adjacentes dont il a été question avant, y compris les approches collectives de la philanthropie. (Il y a la peut-être un poste pour quelqu’un dans le Philanthro-Lab ? Le nom de famille du fondateur est littéralement Journo…) La liste de Mecenova d’influenceurs Twitter de la philanthropie française constitue un bon instantané de la façon dont la philanthropie, et le débat public à ce propos, est en passe de changer (dans le gouvernement, les affaires et le journalisme), et cela vaut la peine de garder un œil sur le progrès d’un tel débat.

Enfin, le plan pour une « Maison des médias libres » à Paris (soutenu par le magnat de l’industrie Olivier Legrain) et hébergeant des douzaines de médias indépendants, leur permettant de réduire les coûts et d’accroître « l’interfécondation » et la solidarité par le partage d’espace et de services, semble finalement dans l’impasse (bien que, curieusement, son formulaire de sondage pour des médias locataires soit toujours disponible (au moment de la rédaction du présent document).

Aux armes, citoyens! (Toutes mes excuses …)

Il semble que la forme de philanthropie avec laquelle la plupart des gens sont à l’aise (et que les mesures gouvernementales ont le plus incitée) est la philanthropie citoyenne, aussi bien sous la forme de dons qu’en tant que financement communautaire plus axé sur un projet spécifique. (Il existe aussi une impulsion majeure, d’après Julia Cagé, en vue de persuader le gouvernement de transférér une partie de son financement des médias dans un système de bons, qui permettrait aux citoyens de choisir quel média soutenir).

Plusieurs médias sont parvenus à lever des fonds par le biais de plateformes de financement participatif telles que KissKissBankBank (qui dispose d’une section pour les médias indépendants), HelloAsso (plus axée sur les groupes à but non lucratif et communautaires) et Ulele (certifiée B Corp). Deux plateformes (J’aime l’info (alimentée par Ulele) et Presse & Pluralisme) permettent aux citoyens de faire des dons réguliers et fiscalement déductibles au profit, spécifiquement, d’organismes de presse. Cet excellent panel du Festival de L’Info Locale interroge des médias tels que Made In Perpignan, qui ont commencé avec des dons émanant de toute une série de sources de moindre envergure, dont les citoyens et les entreprises locales.

Julia Cagé indique clairement qu’elle voit surgir un rôle clé, pour les années à venir, non seulement pour l’implication des citoyens dans le financement du journalisme, mais aussi dans sa gouvernance. La campagne qu’elle dirige, Un Bout du Monde, a reussi d’atteindre les 150 000 € qu’elle a besoin de lever pour acheter une participation dans Le Monde, et peut-être ensuite dans d’autres médias. Au lieu de viser une cible plus modeste et au risque de s’entendre dire que cela ne marcherait pas pour des médias de plus grande envergure, elle se dit : pourquoi ne pas viser un nom très connu, pour montrer que si son modèle fonctionne là, il peut fonctionner partout ? Son livre, Sauver les médias, aborde cette question en détails, en proposant une nouvelle structure d’entreprise qui rassemble ces deux éléments.

Qui fait du journalisme indépendant d’intérêt public ?

Pour ne pas être trop longs (et ne pas vous prendre la tête !), nous n’allons pas faire un tour d’horizon de la totalité de la scène française du journalisme d’intérêt public, mais nous allons vous faire emprunter quelques directions constructives. Parallèlement à ses marques de presse et ses médias de premier plan, la France dispose d’un large éventail d’organismes de presse locaux et indépendants. Outre ceux que vous pourriez trouver en cliquant sur les liens de financement ci-dessus, on peut citer notamment quelques noms revêtant un intérêt particulier :

Quatre ressources superposées vous fourniront un bon aperçu de l’éventail plus large de médias indépendants d’intérêt public en France – la liste triable de membres de SPIIL, la « carte des alternatives » de BastaMag, la Carte des médias libresCarte de la « Presse Pas Pareille » (cliquable). Il y en a quelques autres dans le Fonds pour le journalisme européen de l’EJC, ainsi que dans Engaged Journalism Accelerator. Un paysage plus vaste est révélé dans la Carte « Médias français, qui possède quoi » dans Le Monde Diplomatique), disponible aussi bien en poster que dans un repositories GitHub. Et si vous en avez le temps, vous devez lire absolument cette fascinante analyse.

À l’instar du Royaume-Uni, la France abrite de nombreux groupes à rayonnement international travaillant sur la liberté de la presse, la liberté d’expression et le développement des médias – Reporters Sans Frontières (et le Forum sur l’information et la démocratie, qui lui est associé)), l’UNESCO, WAN-IFRA, CFI et ERIM (auparavant IREX Europe) entre autres.

Qu’est-ce que les personnes que nous interrogeons pensent alors qu’il devrait prochainement advenir pour les bailleurs de fonds, investisseurs et médias français ?

À part apporter leur soutien ou égaler les financements levés par le biais de l’implication des citoyens dans les médias, les philanthropes et les investisseurs (y compris les sociétés technologiques) doivent, tout d’abord, se perfectionner en matière de financement des médias, ainsi que mieux s’organiser, peut-être par le biais d’ADMICAL. Ils peuvent jouer un rôle plus stratégique de catalyseur, notamment en dehors de Paris. Fournir du capital risque aux innovateurs potentiels, d’après les personnes que nous avons interrogées, viendrait également compenser la lenteur de l’évolution de ce secteur plutôt conservateur.

Les personnes que nous avons interrogées ont souligné vivement que la diversité, à tous les niveaux et dans toutes les couches, dans les médias français, constitue l’un des plus grands freins aux degrés de confiance (et c’est là un point sur lequel la philanthropie et les investisseurs peuvent apporter leur aide). Les propriétaires, les éditeurs, les décideurs, les investisseurs sont, pour la plupart, des hommes, majoritairement de race blanche. Les médias français, indiquent-elles, ont urgemment besoin d’un changement dans le processus de gestion systémique, afin d’insuffler aux salles de presse une diversité d’horizons, de pensée et d’expertises, pour leur permettre de se reconnecter aux citoyens, notamment à la suite des protestations des Gilets Jaunes. Les réactions négatives à l’encontre du mouvement #MeToo et la discrimination systémique plus large à l’égard des femmes dans les salles et les sociétés de presse françaises n’ont pas été une surprise d’une certaine manière mais il n’en demeure pas moins que des récits comme celui-ci restent quelque peu choquants.

Julia Cagé note que le nombre de cartes de presse délivrées continue de chuter (bien que plus lentement que les années précédentes) et que le modèle de formation suivi par les écoles de journalisme penche vers une classe sociale et éducative particulière, ce qui « étrangle » la profession. Dans ce contexte, les bailleurs de fonds et les investisseurs doivent soutenir des médias à la propriété diversifiée, des médias détenus par et servant des publics de femmes, de minorités ethniques, de minorités sexuelles, de communautés locales et de jeunes.

Nous pensons qu’il s’agit là d’un bon point pour finir l’année – une vision d’un paysage médiatique pétillant avec des médias à la propriété diversifiée, en connexion avec les citoyens qu’ils servent et impliquant ces derniers. Nous nous revoyons en 2021 !